mercredi 22 mai 2024

Miss Eliza - Annabel Abbs

Un merveilleux roman, moins par son thème, même s'il parle de cuisine, que par son écriture et  ses personnages.
C'est assez rare qu'un livre presqu'unanimement apprécié me plaise aussi, je suis souvent un peu contrariante !! J'ai voulu lire celui-ci parce que le sujet me tentait, mais j'y allais avec un peu de méfiance.
Et j'ai été vraiment emballée par cette histoire.

1835 dans un village anglais. La rencontre entre deux jeunes femmes à la forte personnalité, aussi différentes que possible et qui vont se lier d'une amitié improbable qui ne dit pas son nom, et devenir indispensables l'une à l'autre.
Eliza a plus de trente ans. Une "vieille fille" donc, d'un milieu assez aisé, qui vit sous la coupe totale de sa mère. Surtout depuis que le père a fait faillite et s'est enfui en France pour éviter la prison, les laissant totalement démunies. 
Ann, toute jeune, vit dans une famille misérable, un père infirme, une mère folle. Elle n'a jamais été placée mais quand on lui donne l'opportunité de quitter sa famille pour entrer au service d'Eliza, elle est à la fois pleine de remords à l'idée de laisser ses parents qui ont besoin d'elle, et pleine d'espoir d'une vie meilleure, et de pouvoir manger.
Leur rencontre est une évidence dès le départ, autour de la cuisine.
Car Eliza, qui écrit des poèmes qu'on lui refuse de publier car elle est femme, décide, à l'injonction de l'éditeur, d'écrire un livre de recettes. Les hôtes de la pension de famille, qu'il a bien fallu se résoudre à gérer avec sa mère pour pouvoir loger et manger, vont lui servir d'entraînement.

Chaque chapitre, très court va alterner leur voix, et chaque titre sera celui d'une recette, dont il est question dans le texte.
Une relation bizarre, âges différents, domestique et patronne, poète et terre-à-terre, une presque amitié qui pourtant se cache beaucoup de choses. Le père d'Eliza n'est pas mort comme on le prétend, et la mère d'Ann non plus.
Si on sait d'entrée à peu près tout sur Ann, Eliza ne se dévoile que peu à peu, et jusque presque à la fin il faudra deviner ce qu'elle est obligée de cacher, car sa mère lui impose de se taire.

Une peinture de l'époque extrêmement prenante. La misère si grande qu'elle en est incroyable, et que même quelqu'un d'aussi attentif et bienveillant qu'Eliza ne peut l'envisager. La méchanceté des gens d'église. Les mirages de la ville. L'horreur de l'asile d'aliénés, et j'ai tremblé tout le long à la pensée qu'Ann allait finir par deviner ce qu'on lui cache, quelle est la vie réelle de sa mère là-dedans.
La misère chez les uns, le paraitre chez les autres : ce qui a de l'importance c'est seulement ce qu'on voit. Toujours se cacher, se taire, et ne rien laisser paraître.

Et, encore une correspondance entre mes lectures (clin d'oeil à Ramettes 😉) je lis ce roman juste après Half Moon Street. Aussi différents que possible, mais il est aussi question de théâtre, dans l'Angleterre victorienne.

À partir d'une histoire vraie, Annabel Abbs nous offre un roman qui se dévore, et qu'on a envie de reprendre sitôt terminé, à la fois pour ne pas quitter les personnages, et pour les voir d'un oeil différent une fois qu'on sait.
Avec un dossier pour faire la part du réel et du romancé, et quelques recettes.

Extraits : 

je me surprends à comparer le processus qui consiste à suivre une recette à celui de l'écriture d'un poème. Fruits, herbes, épices, oeufs, crème : voilà mes mots et je dois les combiner de façon à produire quelque chose qui ravisse le palais.

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Jack se trompait quand il a dit que Dieu était dans un quignon de pain. Dieu, me dis-je dans un élan blasphématoire, est dans une gorgée de café.

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Il me vient l'idée étrange de décliner mes sentiments sous forme de recette : une livre de désespoir frais, un boisseau de contrariété bien ferme, cinq onces de culpabilité pure, une couche de remords fraîchement ciselé et quelques grains d 'apitoiement sur soi-même.

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Seuls le mariage et l'argent offrent la liberté, Eliza

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– Est-ce toujours vous qui cuisinez ? demanda-t-elle.
– Oui, mais nous n'en parlons pas. Ma mère préfère que nos pensionnaires croient que la cuisine est tenue par un chef professionnel.
– C'est absurde ! Il n'y a pas de honte à cuisiner ni à manger. Ce sont d'ailleurs les deux plus grands plaisirs de la vie.

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Les gens les plus pauvres ne peuvent acheter que ce qu'il y a de pire : le pain le plus sale, la bière la plus nauséabonde et des feuilles de thés mélangées à des copeaux de bois.

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Mon esprit revient aux oeufs de cygne. Ils sont si beaux : leur blanc est plus pur, plus translucide que celui de n'importe quel autre oeuf. Nous pourrions les faire cuire durs et mélanger les jaunes avec du beurre frais et ferme, de l'essence d'anchois, des herbes ciselées et même une échalotte émincée. Ensuite, nous remettrions le tout dans les blancs en petits monticules. Un oeuf de cygne sur lit de salade.

***
Comme ce monde est étrange... Les femmes ne doivent pas reconnaître les plaisirs de la table. Elles doivent dresser la table, bien sûr. Mais sans émotion. Et elles doivent y manger, ne serait-ce que pour vivre, mais sans exprimer le moindre plaisir. Pour nous, le beau sexe, la nourriture doit être purement fonctionnelle.

***
Une dame n’a pas à se mêler de poésie.

Titre original : Miss Eliza's English Kitchen (2021)
Traduit de l'anglais par Anne-Carole Grillot
Éditeur : Hervé Chopin - 6 octobre 2022 - 405 pages - 22.00 €
Paru en poche chez Pocket le 7 septembre 2023 : 9.00 €
Couverture de l'édition poche



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